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PIERRE GABRIEL
L'oiseau de nulle-part

Contre la vitre où le jour se défait
Bute un oiseau perdu
En quête d'un regard d'enfant.
La main cherche à saisir
Ce qui palpite encore de son vol
Dans le vent d'une autre mémoire.
Mais le ciel glisse entre ses doigts
Et sur la vitre à jamais close
Nulle trace ne perpétue
L'oiseau surgi de nulle part.

Illustrations de Marie Legrand

EDUARDO GALEANO
Le chasseur d'histoires

Traduction de l'espagnol (Uruguay) de Jean-Marie Saint-Lu

 "Les divinités indigènes furent les premières victimes de la conquête de l’Amérique. Les vainqueurs appelèrent extirpation de l’idolâtrie la guerre menée contre les dieux condamnés à se taire. "

" CONCOURS DE VIEUX
Il y a quelques millénaires de cela, à un ou deux ans près, le jaguar, le chien et le coyote faisaient un concours. Quel vieux était le plus vieux? Le gagnant recevrait, comme prix, la première nourriture qu’ils trouveraient. De la colline, une charrette toute déglinguée avançait en cahotant, quand un sac rempli de tortillas de maïs en tomba. Qui méritait ce trésor? Quel vieux était le plus vieux?
Le jaguar dit qu’il avait vu le premier matin du monde.
Le chien dit qu’il était le seul survivant du déluge universel.
Le coyote ne dit rien, parce qu’il avait la bouche pleine. "

 


EDUARDO GALEANO
Les veines ouvertes de l'Amérique latine

"L'Amérique latine est le continent des veines ouvertes. Depuis la découverte jusqu'à nos jours, tout s'y est toujours transformé en capital européen ou, plus tard, nord-américain, et comme tel s'est accumulé et s'accumule dans ces lointains centres de pouvoir. Tout : la terre, ses fruits et ses profondeurs riches en minerais, les hommes et leur capacité de travail et de consommation, toutes les ressources naturelles et humaines. Les modes de production et les structures sociales de chaque pays ont été successivement déterminés de l'extérieur en vue de leur incorporation à l'engrenage universel du capitalisme. A chacun a été assignée une fonction, toujours au bénéfice du développement de la métropole étrangère prépondérante, et la chaîne des dépendances successives est devenue infinie, elle comporte beaucoup plus de deux maillons : en particulier, à l'intérieur de l'Amérique latine, l'oppression des petits pays par leurs voisins plus puissants, et, dans le cadre de chaque frontière, l'exploitation que les grandes villes et les ports exercent sur les sources locales d'approvisionnement et de main-d'œuvre. (Il y a quatre siècles, seize des vingt villes les plus peuplées de l'Amérique latine étaient déjà fondées.)


EDUARDO GALEANO
Mémoire du Feu

Les rivières et la mer

Il n'y avait pas d'eau dans la forêt des Indiens chocos. Dieu apprit que la fourmi en possédait et lui en demanda. Elle refusa de l'écouter. Dieu lui serra la taille, qui resta mince à tout jamais, et la fourmi rejeta l'eau qu'elle gardait dans son petit ventre.
- Et maintenant, tu vas me dire où tu l'as trouvée.
La fourmi conduisit Dieu au pied d'un arbre qui ressemblait à tous les arbres.
Durant quatre jours et quatre nuits, grenouilles et hommes manièrent la hache, mais l'arbre ne tombait pas. Une liane l'empêchait de toucher terre.
- Coupe-la, ordonna Dieu au toucan.
Le toucan n'y réussit pas, ce pourquoi il fut condamné à manger les fruits entiers.
Un ara, lui, trancha la liane d'un coup de son bec dur et pointu.
Lorsque l'arbre de l'eau se coucha sur le sol, la mer naquit de son tronc et les rivières de ses branches.
Toute l'eau était douce Ce fut le Diable qui jeta dedans des poignées de sel.

SANTIAGO GAMBOA
Prières nocturnes
Traduction de l'espagnol (Colombie ) de François Gaudry

 "Nous habitions dans le quartier de Santa Ana, pas le Santa Ana d’en haut, où vivent les riches, mais entre la 7e et la 9e rues, à cette époque un mélange de classe moyenne en déclin et de “classe inférieure supérieure”, ce qui revient à dire : le condensé le plus pur d’arrivisme, de complexes et de ressentiment social. Je ne sais pas, je suis peut-être injuste, mais c’est le souvenir que j’en garde. Nous n’étions pas une famille heureuse et, comme dans le roman de Tolstoï, elle était malheureuse à sa façon, bien qu’en y repensant sa seule originalité tenait à la manière dont elle mettait en scène sa frustration et son ressentiment. C’est donc là que je suis né. Dans une maison d’un étage, vieille et laide comme toutes celles du quartier. Près d’un canal d’eaux noires."


SANTIAGO GAMBOA
Une maison à Bogota
Traduction de l'espagnol (Colombie) de François Gaudry

"Les couleurs de certaines maisons étaient délavées par la pluie et la brume, d’autres étaient en ciment, en briques ou en contreplaqué. Des câbles sortaient de tous côtés, des poteaux, des étages, des nœuds de câbles poussiéreux d’où pendaient des chaussures trouées, des tee-shirts déchirés, des caleçons sales. Les rues n’étaient pas goudronnées mais en terre caillouteuse. Des groupes de jeunes passaient, mains dans les poches, capuche sur la tête. “Ils ne vont ni à l’école ni au travail, dit Henry, ils traînent, déambulent d’un endroit à l’autre.”

 "Nous habitions dans le quartier de Santa Ana, pas le Santa Ana d’en haut, où vivent les riches, mais entre la 7e et la 9e rues, à cette époque un mélange de classe moyenne en déclin et de “classe inférieure supérieure”, ce qui revient à dire : le condensé le plus pur d’arrivisme, de complexes et de ressentiment social. Je ne sais pas, je suis peut-être injuste, mais c’est le souvenir que j’en garde. Nous n’étions pas une famille heureuse et, comme dans le roman de Tolstoï, elle était malheureuse à sa façon, bien qu’en y repensant sa seule originalité tenait à la manière dont elle mettait en scène sa frustration et son ressentiment. C’est donc là que je suis né. Dans une maison d’un étage, vieille et laide comme toutes celles du quartier. Près d’un canal d’eaux noires."


SANTIAGO GAMBOA
Le syndrome d'Ulysse

À l'époque, la vie ne me souriait pas vraiment. Elle me faisait même la grimace, presque un rictus. C'était au début des années 90. Je vivais à Paris, la ville des voluptés peuplée de gens prospères, ce qui n'était pas mon cas. Loin de là. Ceux qui étaient entrés par la porte de service, en enjambant les poubelles, avaient une vie pire que les insectes et les rats. Et comme rien, ou presque, n'était prévu pour nous, le plus clair de notre alimentation se réduisait à des envies absurdes. Nous commencions toutes nos phrases par: "Quand je serai..." Un Péruvien du restaurant universitaire avait déclaré : "Quand je serai riche, je ne vous adresserai plus jamais la parole."

JEREMIAS GAMBOA
Tout dire

Traduction de l'espagnol (Pérou) de Gabriel Iaculli

"Comment pouvions-nous prétendre vivre de notre plume dans un pays comme le Pérou ? Prétendre écrire dans un milieu où presque personne ne lit, où il n’y a même pas de maisons d’édition, de suppléments culturels dans les journaux, de gens intéressés par la culture ? Les exemples que Santiago venait de citer étaient autant de preuves que ce n’était pas tant la folie que la précarité économique qui avait fauché en herbe les vocations créatrices. Sur cette conclusion, nous reprenions notre promenade sans plus rien dire, en fumant et en regardant la mer de la baie de Lima sous la lune."

MIHALIS GANAS
Marâtre patrie

"On nous met dans de grands camions. Puis dans le bateau, un cargo polonais, dit-on. On nous fait monter avec un treuil et ça nous fait peur, quelqu’un tombe dans la mer. Ils descendent la nourriture avec des chaînes, dans la cale nous sommes les uns sur les autres. Ils ne nous laissent pas mettre le nez dehors. Le grand-père est monté un jour sur le pont, un bateau passait, ils lui disent « File en bas », lui ne bougeait pas, ils l’ont descendu de force.
On a passé Gibraltar, puis la Manche. Douze jours douze nuits. Après le bateau, le train. On voit monter plusieurs fois des jolies dames, elles nous donnent des pommes, des biscuits, ce n’est plus pareil."


MIHALIS GANAS
De Yànemma la neige

"EPOQUE
Les grues travaillent sans cesse.
Quelque chose de lourd et de louche
sur nos journées s’entasse.
Séismes tectoniques,
des bribes de sommeil tombent, l’obscurité
te fixe droit dans les yeux.

Café sombre frappé, parlotes.
Au loin galopent
des montagnes chauves. Droit sur nous."

"FIN DU MONDE
Là-haut brilleront les étoiles
les yeux des oiseaux
et de temps en temps
le bout rouge d’une cigarette."

GABRIEL GARCIA MARQUEZ

La page Gabriel Garcia Marquez sur Lieux-dits


VSEVOLOD GARCHINE
La fleur rouge

— Au nom de Sa Majesté impériale le tsar Pierre Ier, je déclare qu'il faut procéder à l'inspection de cette maison de fous !
Ces mots furent prononcés d'une voix forte, perçante et retentissante. Le secrétaire de l'asile, qui enregistrait le malade dans son grand livre usé reposant sur une table maculée d'encre, ne put réprimer un sourire. Mais les deux jeunes gens qui accompagnaient le malade ne rirent pas : ils tenaient à peine sur leurs jambes après avoir passé deux jours et deux nuits sans dormir en compagnie du fou qu'ils avaient amené par le train. A l'avant-dernier arrêt il avait eu une crise de démence pire que les précédentes ; ils avaient réussi à trouver une camisole de force et la lui avaient enfilée avec l'aide des contrôleurs et d'un gendarme. C'est dans cet état qu'ils l'amenèrent en ville et le livrèrent à l'hôpital.

 

 

PIERRE GASCAR

PIERRE GASCAR
le présage

"L'appareil de répression est, de toutes les mécaniques, la seule qui continue de fonctionner indéfiniment et qui même s'accélère, sans qu'on y touche, une fois que le branle lui a été donné..."

"Comment le poète, l'artiste, ne s'identifierait-il pas à ce végétal obscur et inutile, relié à la primitivité, doué d'une longétivité sans égale, supportant tous les climats, ami de l'ombre comme de la lumière ardente des déserts, poussant en tous lieux, sauf dans ceux que les hommes infestent par leur nombre, vivant son printemps dans l'hiver, n'ayant jamais la même forme ni jamais tout à fait la même couleur ? Végétal vigilant que le lichen, mais de la vigilance du rêve, et comme étranger à ce qui donne ordinairement matière à témoignages. Le vent, qui fait frissonner jusqu'aux mousses, n'agit d'aucune façon sur les lichens; le gel ou la canicule, la sécheresse ou le déluge ne modifie ni leur forme ni leurs couleurs. Ils montrent une indifférence minérale. Mais leur nombre, leur ubiquité, le fait que, doués de longévité et biologiquement archaïques, à la fois algues et champignons, ils se rattachent à un temps antérieur à toute autre forme de vie, nous conduit à leur prêter une sorte de conscience, à voir en eux ce qui n'est rien, qui ne participe pas, mais qui fait tache, qui est là, prêt à éclore, à éclater de lucidité, de science ; lichens demain dénonciateurs, yeux encore dormants sous leurs paupières de gomme, lichens vieille promesse d'un éveil."


"Parce que fuir le monde est peut-être la plus sage façon d'y placer son espoir. C'est rechercher l'image de la vie là où elle reflue, se concentre à nouveau, reprend force. « Ce qui m'émeut, dans les lichens, écrivait Sbarbaro, c'est leur fantastique puissance de vie, leur " superbe " » (je m'applique à rendre le sens de la formule : prepotenza di vita). Ainsi, ce qui pourrait apparaître comme une démission définitive est, en réalité, une sorte de repli stratégique sur ce que le monde garde d'intact, en réserve."


PIERRE GASCAR
Le règne végétal

"Les frondes des fougères sont assez découpées et leur texture est assez fine pour que la lumière, pourtant déjà filtrée par les frondaisons qui les dominent, les traverse, même quand elles s'entrecroisent, formant une double épaisseur, et recrée, sous le berceau de leurs palmes, comme un autre sous-bois, un autre éclairage végétal. Accroupi devant des fougères, on découvre, dans une lumière verte et dorée, une image des forêts de l'ère primaire, dont les paléobotanistes nous disent que des filicales — c'est le nom générique des fougères — de la taille de nos arbres en étaient le principal élément. Aucune autre plante ne nous permet de nous représenter ce qu'était la domination végétale, au début du monde vivant. Constituée de végétaux supérieurs et ne reproduisant pas l'architecture de la grande flore primitive, la forêt équatoriale ne la rappelle nullement ; la modeste fougère de nos bois si. Avec elle, les feuilles sortent directement du sol ; le végétal a ici l'élan, la jeunesse des sources. Pas de fleurs, pas de graines, pas de fruits : la plante verte à l'état pur. Depuis plus de deux cents millions d'années, la fougère se borne à répéter sous le soleil, à l'air libre, l'empreinte qu'elle a laissée dans les couches du carbonifère ; c'est une duplication vivante de l'éternité."


PIERRE GASCAR
Les sources

A propos des "ammonites jaillies du flanc de la falaise":

"De la pointe de mon couteau, je gratte la matière minérale qui obture et comble le conduit de la coquille et je porte à ma langue l'espèce de sable que j'obtiens ainsi. Je cherche le goût de sel resté dans la vase marine qui a empli le logement du mollusque, une fois le corps de ce dernier dissous, et s'y est pétrifiée. Si je pouvais sentir ce goût de sel, les 150 millions d'années déjà niées par la fraîcheur de l'ammonite et la pureté de sa nacre, finement striée de veines plus sombres, se trouveraient, d'un seul coup, tout à fait abolies. Le sel ne meurt jamais. Sa saveur est toujours actuelle. Ferme les yeux ! Tu bois l'eau de la vieille Téthys (c'est sous ce nom que les géologues désignent l'océan du secondaire). En vérité, je ne peux pas jurer que, ce goût de sel, je le sens. Mais je ne peux pas davantage affirmer le contraire. Ce sel rend simplement plus présent le goût de ma salive, de ma bouche. La morale de cette longue histoire, de ces cent cinquante millions d'années, tient peut-être tout entière dans le fait que le même sel se retrouve et " parle" dans ce coquillage fossile et en moi.


PIERRE GASCAR
Les bêtes

"A chaque instant, la bête peut changer : nous sommes à la lisière. Il y a le cheval dément, le mouton rage, le rat savant, l'ours impavide, sortes d'états seconds qui nous ouvrent l'enfer animal et où nous retrouvons, dans l'étonnement de la fraternité, notre propre face tourmentée, comme dans un miroir griffu."

LORAND GASPAR
le quatrième état de la matière

Là-bas au bout du monde
Là-bas où les soleils sont de gros fruits de mer, souples et ronds
Là-bas où les horizons s'envolent dans des soies sauvages,
on voit si loin qu'on tombe droit devant soi.

 


ARMAND GATTI

ARMAND GATTI
Les cinq noms de Résistance de Georges Guingouin

"L'ancien maquisard
devant le chêne de
la forêt de la Berbeyrolle

n'est

ni reniement
ni renouement

mais fraternité et solidarité

avec Vladimir Maiakovski

qui devant les frustrations
qu'imposaient les langages
des révolutions de son temps
au langage poétique

se suicida."

La page Paul Rebeyrolle sur Lieux-dits


 

ARMAND GATTI
Ce que chantent les arbres de Montreuil
suivi de
Mort-Ouvrier

"Il y avait encore des mots de passe

Ainsi l'insecte sur la balsamine
- ailes et pétales nourris par un même suc
mais impuissant à nouer leurs tropismes.

Ainsi chacun essayait de parler avec des mots
qui pour être identiques
n'étaient plus éclairés
par la même compréhension des choses.

Les étoiles croissent à mesure que leur éclat diminue."


ARMAND GATTI.
La parole errante


"Mots pour résister au fascisme, l’anaglyphe de la mort, l’accroc à partir duquel se défont toutes les complicités de l’homme avec l’univers.
Mots du grand écart entre la tombe de l’homme et son étoile : leur survie de partisans.
Mots qui portent le cri du train de la déportation sur les rails, leur désarroi dans les gares de triage.
Mots et leurs bagages dérisoires qui hantent les salles d’attente des trains fourbus de la toujours dernière guerre.
Mots que l’écriture semble abandonner et qui attendent de renaître dans la grégarité.
Mots pour résister aux moteurs, leurs cris, leurs battements, leurs espérances sémantiques, leur dévastation.
Mots pour résister aux signes perdus, aux gages, aux longs soliloques sur les cartes, à l’enfer certain des sigles."


"Mots, autant de voix d’un écho sur la face nocturne d’une langue qui s’est tue.
Mots avec, en eux, voyelles et consonnes comme autant d’yeux d’une justice qui parle plusieurs langues en même temps.
Mots qui ont la ferveur d’une bataille écrite, mais toujours en mal de miroirs déformants.
Mots pouls d’un office des ténèbres, au-delà du seuil non identifié.
Mots, tel le coq, suicidaires sur les terrasses du jour qui n’est pas encore levé.
Mots gonflés en moments décisifs de la pensée, et qui, l’ancre à peine levée, deviennent épaves dans le ciel.
Mots de pendus qui étranglent la corde.
Mots qui ont secret de clarté, mais dont l’angélisme est exterminant"

RYAN GATTIS
Le système

"On est devenus potes quand on s’est rendu compte qu’on était tous les deux pas mexicains. On est des pièces rapportées. Sa famille est du Guatemala, de la capitale. La mienne est des îles Samoa. Je sais pas de quelle ville. Ma mère en parlait jamais, même quand je demandais. Alors j’ai laissé tomber. C’est la leçon la plus importante qu’elle m’a apprise. Fermer ma gueule. Elle était douée pour ça. "


RYAN GATTIS
En lieu sûr

"Je suis sur la Première Rue, les yeux levés, le dos voûté, garé en face des Rancho San Pedro Projects, des logements sociaux à l’extrémité sud de Los Angeles. C’est pas la première fois aujourd’hui que je me dis que si j’arrive à ouvrir ce coffre-fort, et si on me laisse seul avec, je prends l’argent.
Pas tout l’argent. Je suis pas con. Juste une partie. "


RYAN GATTIS
Six jours

"À 15 h 15, le 29 avril 1992, un jury acquitta les agents des services de police de Los Angeles Theodore Briseno et Timothy Wind, ainsi que le sergent Stacey Koon, accusés d’usage excessif de la force pour maîtriser Rodney King. Concernant l’agent Laurence Powell, le jury ne parvint pas à obtenir de verdict pour la même accusation. Les émeutes commencèrent sur le coup de 17 heures. Elles durèrent six jours, et s’achevèrent finalement le lundi 4 mai, après 10 904 arrestations, plus de 2 383 blessés, 11 113 incendies et des dégâts matériels estimés à plus d’un milliard de dollars. En outre, 60 morts furent imputées aux émeutes, mais ce nombre ne tient pas compte des victimes de meurtres qui périrent en dehors des sites actifs d’émeutes durant ces six jours de couvre-feu, où il n’y eut que peu, voire pas, de secours d’urgence.
Ainsi que le chef de la police de Los Angeles Daryl Gates le déclara lui-même le premier soir : « Il va y avoir des situations où les gens ne bénéficieront pas de secours. C’est un fait. Nous ne sommes pas assez nombreux pour être partout. » Il est possible, et même probable, qu’un certain nombre de victimes, apparemment sans rapport avec les émeutes, aient été en fait les cibles d’une combinaison sinistre de circonstances. Il se trouve que 121 heures sans loi dans une ville de près de 3,6 millions d’habitants, répartis sur un comté de 9,15 millions d’habitants, cela représente un laps de temps bien long pour régler des comptes. Ce qui suit évoque certains de ces règlements de comptes."

LAURENT GAUDE

La page Laurent Gaudé sur Lieux-dits

ALBANE GELLÉ

ALBANE GELLÉ
Eau

"Eau ne dort pas, ne s’éteint pas, eau
se repose parfois un peu, eau alanguie,
étale d’huile, eau allongée, temps
suspendu, eau sait bien ça : ôter le
temps."


 

ALBANE GELLÉ
Je te nous aime

il
a fait un bruit de verre en elle,
et puis elle est partie.

elle
a commencé par enlever le cou-
vercle et puis tout doucement elle
est sortie de son bocal.

il

lui a dit je t'aime avec tellement
de conviction, elle, dans un premier
temps, en a oublié de partir en
courant .

elle
en a marre des ils qui ne tiennent
pas debout tout seuls.

 


ALBANE GELLÉ
De père en fille

Les histoires de père mort et tout et tout d'une indécence alors pas concernée moi tu penses jusqu'à ce que toi devant ton père les yeux tellement ouverts, que moi aussi.


ALBANE GELLÉ
Aucun silence
bien sûr

le silence n'existe pas il y a toujours dans
la tête une langue qui chante qui se plaint
ou qui parle à quelqu'un on se tait quand
on est morte n'est-ce-pas alors dites-moi
comment faire pour se taire et rester
vivante se taire parce qu'il y a là quelque
chose qui apaise vivante pour le désordre

Couverture : Evelyne Sommer


ALBANE GELLÉ
L'air libre

les ficelles emmêlées avec des nœuds
dans la tête ça ne la gêne pas l'écriture
c'est pas qu'elle démêle elle démêle rien
elle dit rien elle se laisse faire je me
débrouille avec elle il y a pourtant de l'air
autour mais chaque fois que je me mets à
écrire c'est comme si j'en avais manqué
pendant des siècles je respire j'écris
comme si je me remettais à marcher après
un accident une maladie ça peut arriver
plusieurs fois par jour un accident une
maladie c'est pas rien mais c'est pas
exceptionnel je n'écris rien d'exception-
nel les choses viennent et des mots se col-
lent dessus dedans je m'en occupe je les
accompagne un bout le désordre ne
devient pas de l'ordre je ne range pas
vraiment dans la langue j'essaie de trou-
ver juste assez de lumière pour y voir
clair quand ça arrive personne n'est là
pour m'entendre de toute façon je ne dis
rien

peinture de Jacques Rochereau

BRUNO GENESTE
lumière de froid

L'estran retourne
sa blancheur

 

JEAN-PIERRE GEORGES

JEAN-PIERRE GEORGES
Aucun rôle dans l'espèce

On voudrait repousser soi comme on repousse un drap. On voudrait crever sa peau et glisser comme un poisson dans la lumière. On voudrait un temps unique qui ne sépare de rien. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait nager tout entier dans le corps d'une femme, pour ne plus penser. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait mille autres choses de moindre importance, pour tuer l'orgueil démesuré. On ne voudrait plus attendre, s'affaler sur l'autre rive où miroite sous la frondaison un sable blond comme miel. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait ce que des milliards d'hommes n'ont pas même osé rêver. Par misère ou par pudeur.


JEAN-PIERRE GEORGES
Dizains Disette

Il aurait fallu tenter de mener à bien
un projet infime; se montrer vétilleux vindicatif
comme le merle en son jardin. Ne flâner
qu'avec avidité spéculer sur une plumule ou
un marron d'Inde, ne rien laisser, racler avec son doigt
dire oui dire non, oui non, non oui, ab-
solument. Porter son regard aussi ostensiblement
qu'un carton à gâteau Ne s'avancer dans l'âge
sans le secours d'importantes responsabilités!
ou à défaut d'une petite tondeuse à gazon.

Couverture: Illustration de Luce Guilbaud


JEAN-PIERRE GEORGES
Le moi chronique

"Je voudrais me laisser aller, définitivement. Ne plus me « raidir» - sauf bien sûr en certaine occurrence ... Me laisser aller, porter, emporter, sans appréhension, sans résistance, dans un rafting contradictoire, ne rien éviter, pas plus rocher du désir, que rocher de la satisfaction du désir, débouler comme ça jusqu'à' l'échouage, en guenille d'amour-propre, avec plus rien MAIS VRAIMENT PLUS RIEN à attendre."

 

 

Couverture: Jean-Gilles Badaire
Editions Les Carnets du Dessert de Lune

 


JEAN-PIERRE GEORGES
Je m'ennuie sur terre

Je me suis fait des ennemis partout
le jour qui se lève
est mon ennemi
aussi le soir qui tombe
je ne veux plus faire le moindre effort
pour plaire à quiconque
je tourne le dos à la lumière
je m'enfonce je dis
que je n'ai plus qu'un peu
de vie dégoûtante me collant
aux baskets de l'âme

Couverture: photographie de l'auteur


JEAN-PIERRE GEORGES
où être bien

" Certes vos raisons de vivre sont estimables
On ne prend pas aisément en défaut
l'orbe de vos gracieuses manières
... mais votre main me dégoûte un peu.
Je suis mal luné, VOILÀ! J'ai
froid aux pieds malgré mon vaillant petit
Calor
et je déteste ce ciel en blouse
Et puis voyez-vous c'est l'avenir qui m'inquiète
j'ai toujours peur qu'il n'arrive pas. "

 

 

SYLVIE GERMAIN
La pleurante des rues de Prague

"...On reste là, l'esprit en friche, les yeux tout embrumés d'absence, le coeur en proie au vide. Et si la mort s'en venait, en de tels instants, pour nous saisir, elle ne trouverait personne, - juste une écorce d'être. Une écorce toute craquelée d'étonnement, de songe nu."

WILLIAM GIBSON
Code source

"Contre son oreille, Hollis Henry entendit le téléphone prononcer deux mots,
— Rausch. Node.
Elle alluma sa lampe de chevet, éclairant la canette d'Asahi pression rapportée le soir précédent du Pink Dot et son PowerBook couvert d'autocollants, fermé et en veille. Elle lui envia son inertie.
— Bonjour Philip.
Node était son employeur actuel, dans la mesure où elle en avait un, et Philip Rausch son rédacteur en chef. Ils n'avaient discuté qu'une seule fois, à la suite de quoi elle s'était retrouvée en partance pour LA et l'hôtel Mondrian, quoique cela tînt davantage à sa santé financière qu'aux pouvoirs de persuasion de son interlocuteur. L'intonation qu'il employait pour prononcer le nom du magazine, ces italiques audibles, lui laissait présager une ambiance dont elle se lasserait très vite."

JOHN GIORNO
Il faut brûler pour briller

je suis un voleur
dans un appartement
vide
et je distribue
tout
à la ronde,


JOHN GIORNO
La sagesse des sorcières

Remplir ce qui est vide,
vider ce qui est plein,
la lumière
comme corps,
la lumière
comme souffle

LILIANE GIRAUDON
L'amour est plus froid que le lac

"puisque l'époque est un lac
il faut chercher ailleurs

la brume ensanglantée
d'un matin une porcherie à l'emplacement
d'un camp le chapitre de l' ignoble
reste ouvert à la même page "

"contemporain est celui qui reçoit
en plein visage
l'explosif pour un autre tous les autres
faisceau de ténèbres ou passage à la ligne
les énoncés annoncent
quoi un fait d'époque
moi aussi j'ai rêvé..."

"La ligne de démarcation entre prose et poésie se déplace incessamment. Quelque chose de profond et d'acharné dans l'usage d'une technique froide. Aujourd'hui, ce qui m'importe c'est la combinatoire. Thoreau avait raison. L'expérience est dans les doigts et dans la tête. Le cœur, lui, n'a pas d'expérience. Sur nous tous, le poème en sait bien plus long que nous. Et c'est bien parce qu'il brûle sur un monde dévasté que l'amour est plus froid que le lac."

PETER GIZZI
L'Externationale

Traduction Stéphane Bouquet

"C'est vrai, l'horizon se vide dans
une gorge, vibrato quittant son orbite
sous forme de corde

Pianissimo, je te veux
assourdie dans le chromo d'ensemble

Recommence tu m'étonnes
construisant des notes pour toucher terre
tout est ouverture, diurne, andante

Tout pour te dire cette chose
Le monde, aussi, n'a pu être trouvé"

JULIA GLASS
Une maison parmi les arbres

" Il lui tendit son carnet de croquis à travers la grille. Elle s’en empara avec hésitation, ne saisissant pas le sens de ce geste. Puis elle comprit qu’il voulait qu’elle compare ses dessins avec les illustrations du livre. Celles-ci étaient, elle se devait de le reconnaître, pleines de grâce et d’une noirceur séduisante. Ni niaises ni maladroites comme dans l’art condescendant de tant de livres pour enfants. Elle pivota à nouveau la tête et dit :
- Je ne sais pas pourquoi vous vous acharnez. "

"- Ma mère pleure chaque fois qu’elle voit ce tableau de saint François, a repris Merry. Il est magnifique, bien sûr, mais à mon avis, ce qu’elle y voit, c’est l’occasion qu’elle a ratée de se convertir pour mon père, de devenir la bonne épouse catholique. Cela dit, jamais elle ne l’avouerait.
- De quel tableau s’agit-il ? a demandé Nick.
- L’énorme Bellini. Elle a reculé sa chaise, s’est levée et a pris une pose de béatitude, bras écartés, paumes ouvertes, les yeux dirigés vers le plafond.
- Le tableau représente tout un cosmos tourné vers lui-même, chaque feuille, chaque fleur et nuage étant un minuscule chef-d’œuvre. Comme si le peintre pointait tout en même temps et disait, Dieu a créé ça et ça et, t’y crois mec, même ça ! (Elle a regardé Tomasina.) Vous vous rappelez l’âne ?
- Oui. Morty adorait cet âne.
- Maintenant que vous le mentionnez, a dit Merry, j’ai l’impression que c’est grâce à lui que je me suis intéressée à ce tableau. Bien que nous ne l’ayons jamais vu ensemble."


Giovanni Bellini
L'Extase de Saint-François. Huile sur bois. 1480-1485

 

JEAN-MARIE GLEIZE

JEAN-MARIE GLEIZE
Le livre des cabanes

"Je n'ai pas de mémoire. Toute ma vie j'ai refusé de boire du lait. J'ai peur des sables mouvants, des tourbières. J'utilise pour écrire les accidents du sol. Je regarde la surface de l'eau, sa forme-miroir, etc.

 

Et mainrenant, que dois-je faire?"


"OUI CECI EST UN PROJECTILE OUI NOUS HABITONS
VOS RUINES MAIS/ OUI LE GOUDRON LES GRILLES
L'HERBE LA TERRE LA BOUE LES FEUILLES ET LA PLUIE
OUI CECI EST UN PROJECTILE OUI NOUS HABITONS
VOS RUINES ET COMBIEN SOMMES-NOUS
"

"Chacune de ces ardoises fait un toit qui
est également un mur et ce toit et ce
mur et cet écran sont de la nuit mul-
tipliée et cette nuit multipliée ou den-
sifiée est là où nous sommes (à dormir
debout, habiter, préparer des projectiles).
En Chine noircir l'étang signifie qu'on
écrit ou qu'on vient d'écrire. L'écran ou
l'étang sont devenus comme cette nuit
et cette épaisseur de nuit. Écrire, dormir,
habiter,           préparer les projectiles."


JEAN-MARIE GLEIZE
Les chiens noirs de la prose

Il est au onzième étage, à l'angle de Columbus Avenue et de la 81e rue. Dehors, au-dessus des arbres, vent, tourbillons, fragments déchirés de journal en vol. Dedans, les radiateurs de la chambre sont bloqués, brûlants, la télévision est allumée en permanence, et la musique coule, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans tous les couloirs de l'hôtel.
Pendant ce temps, un corps brûle.
Il a lu ces mots dans un livre: «Si quelqu'un pleure pendant la crémation, le corps brûle moins vite. » Il imagine ce corps en feu dans le vide. Il entend cette musique de fleurs artificielles qu'il confond avec celle des couloirs. Il vit ce ralenti jusqu'à l'écœurement. Il vomit. Il se répète cette phrase et quelques autres dont il ne comprend pas le sens: «naître encore », ou bien «je connais cet endroit », ou bien «j'ai mangé un poisson de source ».
Ce qu'il veut, c'est sortir. Descendre, sortir. Se retrouver dans la rue. Avec les chiens. Être chien. Apprendre à écrire comme un chien fait son trou.
Alors il ouvre son cahier. Il apprend à écrire en prose. Il rédige un manuel de prose.
Derrière la porte la musique continue de couler. On dirait qu'elle est dans les murs, ou le plafond, ou le papier du mur. Il écrit contre.


JEAN-MARIE GLEIZE
Sorties

"Je ne comprends pas, toujours pas: je continue"

La poésie, c'est d'abord, pour nous, lapoésie, grand totem historique qui continue, à travers école et médias, de s'imposer comme expressivité, harmonie, sincérité, visions. La repoésied'aujourd'hui, qui cherche dans le quotidien les traces d'un chant essentiel, n'est rien d'autre que son avatar nostalgique. Quant à la néopoésie, apparemment plus en phase avec le présent elle vise surtout sous de nouveaux atours techniques et spectaculaires, à multiplier les «féeries». Depuis la fin du XIXe siècle et Rimbaud, quelques auteurs ont tenté de libérer la poésie d'elle-même, pour la reconcevoir. Ils l'ont pensée avant tout comme une manière de comprendre la réalité, ils ont cherché les outils, conceptuels, verbaux, formels de cette nouvelle entente. Les 52 textes et interventions rassemblés dans Sorties supposent donc qu'il y a un dehors, et un après. Et non une seule façon de sortir ou de s'en sortir, mais une pluralité de gestes, de postures, de dispositions à l'échappée, liée aux différentes façons de concevoir une refonte de l'"industrie logique". Vastes chantiers post­génériques que ce livre décrit en contexte et dans leurs visées "politiques". Il s'agit d'insoumission, d'actes et d'actions.

 

ALEXIS GLOAGUEN
Petit Nord

Alors, on saisit ce qui passe à portée, comme le chevalier maubèche picore les bords du torrent. Sur ses pattes orangées, il va en reflet du parcours des pierres.
Deux de ces oiseaux se poursuivent, au compas de leurs bandes alaires blanches. Ils rythment la rumeur de leurs étincelles de cris. Ils savent la nécessité et le risque de l'eau, connaissent la ferveur de doubler leurs paires d'yeux pour demeurer en vie. Ils tourbillonnent en aval des rapides, de leur vol de papillons, comme le fait un bruant de Lincoln sous le couvert des sapins et comme je volte moi-même, à l'intersection des ailes et des chants, sur la peau d'otarie des roches. Je suis bientôt rejoint par une vision d'amour, par le flottement d'un autre monde.
Terre-Neuve, juillet 2001.

 

MICHAËL GLÜCK

MICHAËL GLÜCK
exils/silex

"chacun nomme ici ses absents
ses hordes ses tribus
ses peuples qui déferlent
ses ensevelis
chacun nomme comme
pierres taillées dans le lit du ruisseau
silex silex
chacun grave sa langue
dans l'argile du gué
chacun nomme ses ombres
lexis
chacun crie face aux nuits
chacun creuse dans le silence
silex silex
regarde
dit une voix
regarde ils avancent
dans le silence silex ils avancent
comme hommes comme ils avancent
guerriers dépouillés ils sont en haillons

Ils ont accroché leurs vêtures
à la patère du ciel
ce sont baudruches qui
s'arrachent aux ombres des champs de bataille

chacun nomme ou appelle
convoque les sans-voix
les anciens qui tourmentent
les mémoires ventriloques
silex ils corps déserts"



MICHAËL GLÜCK
plus tard, encore

tu avances

vous avancez
tu avances

ligne après ligne
et une autre une autre aussi

vous avancez toutes
dans la colère vous avancez

cette avancée-là
disent-elles
cette avancée fait poème

on ne sait
si poème ou récit
grande ode peut-être
pour border les lits sous les bombes


MICHAËL GLÜCK
goutte d'encre sous la langue

tu prends
quelques mots
tu dis
il suffit de peu
une goutte d'encre sous la langue
c'est déjà
le goût d'un poème

 


MICHAËL GLUCK
L'imaginaire & matières du seuil

travail de plume et de temps
fracture des solitudes

la lumière tisse


 

MICHAËL GLUCK
Peaux d'lapin

Commencer par la cave.
Les odeurs de la cave.
Terre battue, charbon, buanderie.
Le chant des lessiveuses
avant que linges soient
au lavoir portés.
Tonneau de son, tonneau de blé,
carré de sable fin, humide, onctueux,
où blanchissaient les endives.

Le sang.

Grand-Père rapportait du clapier un lapin, le tenait par les postérieures dans sa main gauche, frappait d'un coup sec, derrière la tête, du tranchant de la droite, soubresauts brefs, puis il pendait la bête à une poutre. Le sang gouttait sur la terre noire, l'ombrait, creusait les ténèbres.

Odeur de sang de la cave.
Parfums de la cendre.
Alchimie de la vie.
Les travaux reconduisent
l'humanité d'un jour
à son lent demain.


MICHAËL GLÜCK
Figures inachevées
avec vue sur la mer

Nombreux ceux qui ont été arrachés à leurs noms. Leurs lettres pèsent sur des stèles qui s'enfoncent peu à peu au milieu d'autres stèles, dans la mémoire d'une parentèle, sur les lèvres des enfants qui ont pu fuir à temps

 

GEORGES L. GODEAU

GEORGES L. GODEAU
La vie est passée

Philosophie.
La vie est presque passée. Derrière, je n'ai rien laissé, rien appris sauf un peu de sagesse qui me trahit à la demande. En fait, je ne demande rien, que tenir debout, marcher, manger, boire et le soir m'endormir tranquille. L'homme naît transparent et s'en va de même, par la force des choses.

 

Couverture : peinture de G.L.Godeau


GEORGES L.-GODEAU
Votre vie m'intéresse

Hermétisme

Certains fruits se cachent dans des bogues si dures, si hérissées, que l'amateur se décourage, il ferme son couteau et shoote.
Parfois une capsule s'ouvre en l'air, comme une fête

 

Couverture : dessin de Georges L.-Godeau


GEORGES L. GODEAU
On verra bien

LE MIEUX EST
d'admirer, se confondre. Il peut arriver
que malgré cela, on reçoive des coups: ne
pas les rendre, ne pas demander de raisons,
de secours, ne pas geindre ou ricaner. Se
taire. Tenir les distances, se mettre en qua-
tre pour aider, servir, sans espoir de retour.
Pour finir, se noyer seul. Payer d'avance
les frais funéraires est bien vu.

Couverture: dessin de l'auteur


GEORGES L. GODEAU
Après tout

Honneur
Demain, Jean-Louis, ouvrier d'usine,
vient déjeuner chez moi. Sa femme garde
des enfants et le soir, quand ils sont partis,
elle court chez le docteur pour la porte et
le téléphone. Lorsqu'elle rentre, épuisée,
elle se couche sans dîner.
Pour eux, j'ai biné l'allée, nivelé le gra-
vier. Tôt, j'attacherai le chien, j'ouvrirai
le portail. Dans la salle, ils s'assoiront
dans les fauteuils face aux prés secs. Ce
sont des gens des plaines. Ils aiment les
espaces, la tranquillité. En buvant un
verre, je les écouterai raconter leur vie.
C'est une rivière d'été tressée d'herbiers et
de petits courants au fond desquels des
poissons en danger espèrent.

Couverture: Georges L. Godeau


GEORGES L. GODEAU
Avec René Char

En septembre,
chez René Char, pas d'ambassadeur ni de ministre mais un paysan peintre avec sa guimbarde et des fruits plein son sac, aussi un berger photographe, et une femme qui trottine comme une souris au pied d'un autel. Je choisis une stalle et un verre que le maître m'offre en demandant des nouvelles du monde. Je lui raconte ma visite au Ventoux et une marche dans les pierres et le thym. Réjouis, nous passons à table. Après le foie truffé, Char fronce le sourcil sur la blanquette. Puis le soleil revient et il se promène pour nous dans un poème jamais écrit. Nous avons si froid qu'il débouche du champagne, le meilleur jamais bu. En sortant de chez lui, je vire dans une impasse pour réfiéchir. Ma femme m'assure que c'est vrai.


Couverture: dessin de G.L. Godeau


GEORGES L. GODEAU
C'est comme ça

LA MORT CHEZ SOI
C'est quand le cercueil est entré qu'ils ont compris. Ils auraient pu bondir, trois garçons costauds, et repousser ces voleurs qui voulaient enfermer leur mère, et l'emporter. Mais devant leur père en pleurs qui rassemblait les chaises, ils ont fui dehors, chacun dans son coin. Un moment après, ils sont revenus pour l'adieu, sauf le troisième au fond du jardin, caché dans ses bras. Il en est sorti quand son père l'a pris sur l'épaule pour lui dire qu'il l'avait embrassée pour lui et qu'elle était contente.

Couverture: Richard Texier
juin 1988

 

VASSILI GOLOVANOV
Espace et labyrinthes

Traduit du russe par Hélène Châtelain

"Il n'existe pas au monde de systèmes plus changeants que les deltas des grands fleuves. Et le delta de la Volga (ce couloir célèbre entre Oural et Caspienne, emprunté jusqu'au quinzième siècle par les vagues des nomades qui, du cœur de l'Asie, s'écoulaient vers l'Europe et formaient une antique voie de transit commercial reliant les quatre coins du monde) est un des lieux les plus échevelés de l'histoire, un tableau d'école sur lequel chaque nouvelle vague migratoire qui déferle efface les ébauches de civilisation qu'avait laissées la déferlante précédente."

"Nous nous sommes mis en route, remplis de l'espoir de revivre au présent le passé des textes de Platonov, de nous immerger dans l'espace/texte du paradis et de l'apocalypse platonovienne, indissolublement liés, dans ce pays où le temps s'est arrêté, où le ciel est si proche que, le jour, le soleil, exsudant sa chaleur utile, passe à ras de tête et, la nuit, la fraîcheur stellaire caresse la tête du marcheur."

"Ici, dans cette paix immuable, vous assaillent les rêves d'une vie vertueuse, la soif de cette vie et son impossibilité. Ici naissent les pensées qui torturaient Platonov, et le voyageur, à son insu, se retrouve dans les profondeurs de ce Tchevengour qui s'est retiré du temps de la vie quotidienne pour passer dans le temps de l'éternité, loin de l'affairement mécanique des villes et des gens que Platonov connaissait bien. Question : aimait-il l'humanité? Ou n'aimait-il que l'homme secret, à l'âme d'enfant, seul parmi dix mille autres ?"


VASSILI GOLOVANOV
Eloge des voyages insensés
ou L'île

Traduit du russe par Hélène Châtelain

Autour de nous, un univers né de l'argile.
Argile des bancs de sable: argile grise, la plus tendre, la plus fine qu'il m'ait été donné de voir. Argile que rien, jamais, n'a effleuré; argile primordiale, dans sa forme originelle, travaillée par l'eau jusqu'à devenir idéalement lisse; argile s'accumulant, gonflant ici d'année en année, couche après couche, siècle après siècle; argile vivant d'une vie sombre et aveugle, respirant d'un souffle primaire, lourd et cru; principe mis à nu du monde où seuls de minuscules touffes d'algues iodées et des vers d'eau survivent en s'y accrochant ...
Je me souviens d'un énorme envol noir et blanc de bernacles nonnettes déchirant de leurs ailes le canevas laiteux du brouillard ...

GUENNADI GOR
La Vache

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

"Une paysanne engrossée mène pâturer une vache prête à vêler. Toutes deux progressent lentement, unies par leur condition et par leur état. Leurs ventres proéminents s'accordent, dominant le vert du pré, et elles se sentent, comme l'herbe, partie intégrante de la prairie. Elles se fondent dans l'herbe verte et il leur semble que, comme elle, elles verdoient.
Soudain, la femme se souvient qu'elle a un mari et qu'elle doit lui faire à manger. Mais comment laisser la vache toute seule ? Voilà notre paysanne bien marrie. Et sa mélancolie gagne la vache."

 

NADINE GORDIMER
Vivre à présent

"Peter Mkize est présent à ce rassemblement dominical, s’essayant à retourner avec une précision d’expert les côtelettes et les saucisses sur le barbecue au charbon de bois, sous la vigne de la pergola, une bière dans sa main libre. Son frère est l’un de ceux qui ont été capturés et assassinés, leurs corps démembrés brûlés sur les braises d’un braaivleis par des soldats sud-africains blancs ivres morts, puis jetés dans le fleuve Komati, frontière entre ce pays et le Mozambique. Cette histoire, pourvu qu’elle ne lui revienne pas à l’esprit tandis qu’il retourne les saucisses crachotantes pour ses camarades."

"L’un des nombreux livres que Steve et elle s’offrent mutuellement, rangés sur les étagères qu’ils ont montées dans la maison, a été écrit par un Indien, Amartya Sen, et ces idées de qui l’on est, façonnées par les activités, le genre de travail exercé, les compétences, les centres d’intérêt partagés, les environnements dans lesquels on est placé et où l’on se place soi-même, sont la définition qu’il donne de l’identité. Une unité multiple. Voilà ce que nous sommes. "

WILLIAM GOYEN
La maison d'haleine

"Voilà donc pourquoi, si souvent, quand tu revenais vers elle, suivant la sente dans un voile de pluie, la maison semblait s'élever sur la plus diaphane des gazes, une gaze tissée d'une haleine que tu avais soufflée. Et tu pensais alors que la maison née du travail des charpentiers n'existait peut-être pas, qu'elle n'avait peut-être jamais existé, que ce n'était qu'une imagination créée par ton haleine et que toi qui l'avais soufflée, tu pourrais, d'une haleine semblable, la réduire à néant."

"De toutes les choses mauvaises que tu m'as enseignées, ou que tu as tenté de m'enseigner, la seule vraiment mauvaise, c'est qu'il nous faut éviter toute force qui voudrait pénétrer en nous et nous utiliser comme turbine ; ou que, si cette force a fini par nous découvrir, nous devons rester immobiles, aveugles, refuser de l'entendre. La révélation de cette force, la conscience que nous en avons, la certitude qu'elle frémit en nous, qu'elle s'efforce de nous faire tourner afin que nous puissions être générateurs, les efforts pour l'utiliser, voilà ce qui rend un homme authentique. La substitution d'une autre force, quelle qu'elle soit, n'est qu'une rotation mécanique. "


WILLIAM GOYEN
Arcadio

"C'était au début mai, je me rappelle. J'ai commencé à percevoir la musique aux faibles pulsations argentées et fluides. Quand j'ai levé les yeux, j'ai aperçu le spectre matinal du vieux pont de chemin de fer abandonné. Le temps s'était approprié ses rails orange. Ce pont, qui n'avait plus à supporter le poids mort du fer, était devenu la fragile avenue des choses infiniment légères, glissements silencieux de serpents, sautillements d'oiseaux, passage de poussières et rayons et fleurs de neige voltigeant. Là, j'ai découvert l'être assis dans des damiers de lumière. Il était habillé d'un vieil uniforme militaire. La musique s'est tue. La silhouette s'est levée et m'a adressé la parole : «Je m'appelle Arcadio. Je suis un chanteur en cavale. J'avais jamais été libre avant que je me sauve : bouclé par mon père, bouclé par le Chinois Shang Boy, bouclé par le vieux Shanks au cirque. Je vais vous raconter tout ça en chantant ma chanson. "

XAVIER GRAAL
Mémoires de ronces et de galets

"A Tréhubert, je vis mes jours, au vieux soleil des genêts, à la splendide jeunesse de la mer."

 

JULIEN GRACQ

Autour des sept collines, Un balcon en forêt, Un beau ténébreux, Carnets du Grand chemin, Au Château d'Argol, Les eaux étroites, En lisant en écrivant, La forme d'une ville, Lettrines, Liberté grande, La littérature à l'estomac, Préférences, La presqu'île, le rivage des Syrtes... ont été lus bhien avant l'ouverture de Lieux-dits...


JULIEN GRACQ
les terres du couchant

"L'air était merveilleusement vif et cru ; le corps ici se frottait non à l'eau et à la terre molle mais à leur seule efflorescence pure et mordante : le sel et le sable - dans la friction rude et salubre et la gerçure du grand vent claquant, tout le jour on croyait marcher nu."


JULIEN GRACQ
manuscrits de guerre

Il y avait même un casino fermé, des planches lépreuses clouées à ses fenêtres, qui sous ce soleil fugace et trempé de novembre prenait un aspect singulier de mélancolie — tout était vacant, fuyant, délié, désancré, dans l'alignement désert de ces villas d'une plage froide colonisées pour quelques jours par une troupe en guerre : au-dessus des têtes des paysans gourds et silencieux de la Cornouaille, les mains dans leurs poches, les mouettes faisaient indifféremment leurs cris de poulie rouillée ; aussi loin qu'on pût voir au long de la promenade, pas un volet ne s'ouvrait au soleil jaune, comme en temps de guerre chaque destinée se claquemure.

PATRICK GRAINVILLE
L'atlantique et les amants

"...Tout un cassis de vagues désossées au-dessus desquelles la voilà qui se dresse d'un coup, tangue, le genou en retrait, les bras équilibrant la manoeuvre, la tête de la planche soulevée hors de l'eau. Un beau versant se creuse. Elle dévale, prend de la vitesse, les jambes en appui groupé.Puis recule un pied vers l'arrière, au niveau de la dérive, et balance les bras, opère une rotation du bassin pour remonter sur la lèvre de la vague. Ainsi, elle tisse, assure l'écriture de sa course couplée aux sinuosités de la crête..."

MICHELLE GRANGAUD
Geste

"Ils vivent dessus,
Ils vivent dessous,
Ils se croisent sans se voir aux carrefours. "

DOMINIQUE GRANDMONT
Transversale Nord

...Rat sous rail où luire est frontière

jusqu'au tambour secret des routes

 

DAVID GRANN
Les Naufragés du Wager

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Johan-Frédérik Hel-Guedj

" Secoué par le vent, Byron dépassa la vergue du grand-hunier, à laquelle était attachée la deuxième grande voile, puis il dépassa la traversière, ces étais de bois où une vigie pouvait s’asseoir et profiter de la vue dégagée. Il continua, et plus il montait, plus il sentait le mât et son corps basculer d’un bord à l’autre, comme s’il était agrippé à l’extrémité d’un pendule géant. Les haubans auxquels il se retenait étaient violemment secoués. Ces cordages étaient gainés de goudron et le maître d’équipage avait la responsabilité de s’assurer qu’ils restent en bon état. Byron était confronté à la dure vérité de ce monde de bois : la vie de tous dépendait de la prestation de chaque membre de l’équipage. Ils étaient comme les cellules d’un corps humain ; une seule cellule maligne les conduirait tous à leur perte. "

 Aux premières lueurs du jour, Anson fit tonner les canons du Centurion et les sept navires appareillèrent à l’aube. Le Trial et le Pearl ouvrirent la voie, leurs vigies perchées sur les barres de flèche afin de guetter “les îlots de glace” et “signaler le danger à temps”, selon les propos d’un officier. L’Anna et le Wager, les bâtiments les plus lents et les moins robustes, fermaient la marche. À 10 heures, l’escadre approchait du détroit de Le Maire, un passage large d’environ vingt-cinq kilomètres entre la Tierra del Fuego et l’Isla de los Estados, ou l’île des États – la porte du cap Horn. Lorsque les vaisseaux entrèrent dans le détroit, ils se rapprochèrent des côtes de l’île des États. Ce spectacle troubla les hommes. “Bien que la Tierra del Fuego ait un aspect extrêmement nu et désolé, notait le révérend Walter, cette île la surpasse de loin, dans toute son apparence de sauvagerie et d’horreur.” Ce n’était que rochers fendus par la foudre et les tremblements de terre, empilés les uns sur les autres en équilibre précaire, leurs sommets de solitude glacée culminant à plus de neuf cents mètres d’altitude."


 " Le Wager avant son naufrage – peinture de Charles Brooking, 1744 "

 

DAVID GRANN
La note américaine

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Cyril Gay

" En mai, alors que les coyotes hurlent sous une lune pleine et exaspérante, de hautes plantes, comme des tradescantia et des rudbeckies hérissées, s’élevaient peu à peu au-dessus de plus petites fleurs pour leur dérober lumière et eau. Les tiges de ces petites fleurs se brisent, leurs pétales s’éparpillent et sont bientôt enterrés. C’est pour cette raison que les Indiens Osages disent du mois de mai que c’est celui où la lune assassine les fleurs. "


GUNTER GRASS
En crabe

"C'est sans doute pour cette raison que quelqu'un veut à tout prix que je sois un "père à retardement". Tout ce que je fais quand je m'éloigne de moi en crabe, tout ce que je confesse en restant près de la vérité, ou que je livre comme sous la contrainte, tout cela, estime-t-il, arrive après coup et par mauvaise conscience".

LAURENT GRISEL
Climats

"sous le soleil sous la chaleur
la glace horizontale brille, eau
qui prend les moindres pentes, ridules, rigoles

ruisselis, glisselis de l'eau
affluant, se joignant en ruisseaux, bédières grossissantes
qu'on entend de loin

méandres, cours ramifiés, convergents
formant lac
coulant dans une fente
une crevasse
entre deux contrées de glace écartées

tombant
dans un moulin, gouffre au bord de lumière bleue,
puis sombre

pluie aiguë et mate
déferlement rauque, bruits d'orgue, tous tuyaux
à la fois

et sous 2000,4000 mètres de glace dense
chant souterrain, chant plein
des lacs sous-glaciaires
par tunnels creusés par l'eau
en quelques heures se vident
à l'air libre

lacs sous-glaciaires
certains isolés du ciel depuis 35 millions d'années
connectés entre eux
l'eau s'écoulant de lac en lac
lubrifiant l'interface roche-glacier
accélérant l'inflexion de l'immense masse blanche

accélération faite courant, exclamation

eau affluant de partout, de tous moulins et tunnels
lubrifiant, entraînant les glaciers
accélérant
leur allée
vers l'océan "


LAURENT GRISEL
S'en sauver

Mais la routine, l'esbroufe,
La torpeur, le gâchis finalement
Voilà ce qu'ils veulent, je crois.

 

DENIS GROZDANOVITCH
Petit traité de la désinvolture

Pourquoi sommes-nous donc à ce point gagnés par le bien-être dès que nous abordons et séjournons, ne fût ce que pour quelques heures, dans les îles? Ossip Mandelstam déclare, dans Le Sceau égyptien, que c'est parce qu'il ne s'y ouvre que des chemins courts et limités qui n'offrent plus «l'infini de leur liberté négative» !
Il semble, en effet, que cette exaltation microcosmique nous saisisse dès l'instant où nous posons le pied sur ces «bouts du monde» repliés sur eux-mêmes, ces monades géographiques ... Nous redécouvrons, oubliés depuis l'enfance, les multiples et riches ressources de l'immédiat, les trésors anciennement enfouis de nous mêmes, des dimensions à nos mesures. En bref, nous renouons avec cette évidence que bien souvent l'existence gagne à se restreindre!

CARLA GUELFENBEIN
Le reste est silence

Traduit de l'espagnol (Chili) par Claude Bleton

"Parfois, les mots sont comme des flèches. Ils vont et viennent, blessent et tuent, comme à la guerre. Voilà pourquoi j’aime bien enregistrer les adultes. Surtout quand ils parlent de leurs affaires et que soudain, comme par magie, ils éclatent tous de rire en même temps. Au niveau du sol, ça ne manque pas de jambes qui s’agitent dans tous les sens. On en voit de toutes sortes : des jambes de chameaux, de lapins, de flamants, de singes, et même d’animaux dont je n’ai pas encore appris le nom. A ma table sont assises trois dames aux chevilles aussi grosses que les pattes d’un éléphant, un homme chaussé comme un golfeur, et une girafe qui finit par enlever ses sandales dorées. Ils ont beau tous parler en même temps, je n’aurai pas de mal à obtenir un enregistrement qui en vaille la peine, je branche mon Mp3 et j’enregistre ."

ELITZA GUEORGUIEVA
Les cosmonautes ne font que passer

"Ton grand-père est communiste. Un vrai, te dit-on plusieurs fois et tu comprends qu’il y en a aussi des faux. C’est comme avec les Barbie et les baskets Nike, qu’on peut trouver en vrai uniquement si on possède des relations de très haut niveau. Les tiennes sont Fausses. Les Barbie, tu t’en fous, sauf que Constantza en a une vraie et ça te rend un peu furieuse.
Constantza a un autre grand avantage : elle a une mère en Grèce alors que la tienne reste à la maison. De ce fait découlent quelques autres, de plus en plus déplaisants :
a) elle peut voyager à l’étranger,
b) elle a un éléphant doré et surtout
c) une vraie Barbie.
Une chose te rassure dans ces moments de tristes constats : à l’âge de sept ans, elle n’a aucun idéal précis ni aucune vocation noble comme toi. Iouri Gagarine, elle s’en fout, elle se contente de jouer avec sa vraie Barbie et son faux grand-père qui n’est même pas communiste."

GUENANE
Dans la gorge du diable

Par l'œil ou par l'oreille, le mal revenait, me reprenait. Comme toujours au début, par petits symptômes épars. Une légère suffocation, une agitation des paupières, un tressaillement des tempes, ou, moi qui ne transpire jamais, une sensation de froid sous les bras.
Je suis souvent dans l'impossibilité de me soigner immédiatement. J'essaie de divertir le mal, une musique, une saveur, ou j'appelle le grand orchestre, la batterie des arguments, les cuivres de la raison, contre cette hystérie hypocrite.

RAYMOND GUERIN
Le temps de la sottise

Je ne me suis pas déshabillé depuis douze jours, ni même déchaussé. Et, pendant ce même temps, je ne me suis ni lavé, ni rasé et ma barbe est longue comme celle d'un trappeur canadien. Pendant ce même temps aussi, je me suis fait à tout : à ne pas dormir quand j'avais sommeil, à ne pas manger quand j'avais faim, à ne pas boire quand j'avais soif. Je n'avais qu'une seule idée en tête : sauver ma vie, ma seule vie!

 


LEILA GUERRIERO
Les suicidés du bout du monde (chronique d'une petite ville de Patagonie)

Traduit de l'espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik

" En Patagonie, le paysage par nature agressif et la solitude ancestrale accroissent le mal-être potentiel, favorisant les issues de ce type. On observe le même phénomène dans d’autres villes où la profondeur et la qualité des relations font défaut. Se manifeste alors tout le côté érotico-agressif, et des relations transgressives, étouffantes se mettent en place. Dans les grandes agglomérations telles que Buenos Aires, l’individu change de groupe, de lieu, et renouvelle son histoire de vie, expérimente de nouveaux comportements. Dans ces villes-là, l’individu reste en boucle dans le même circuit, sans compter la force des préjugés et l’absence de communication au sein des familles, liées à la question de l’industrie pétrolière."

"Est aussi clairement apparu que lorsqu’on manque de structures facilitant l’insertion et la reconnaissance, l’estime de soi garantie par l’amour et la valorisation, au sein d’un système où les soutiens sont très fragiles pour tous et dans un contexte social marqué par un chômage élevé, des symptômes violents surgissent, le silence et l’indifférence s’installent, et on en arrive à une situation de perte de sens de l’existence, où l’on cherche à attirer l’attention sur soi à travers des conduites autoagressives très fortes, comme l’alcoolisme ou le suicide, suivant ce qu’on pourrait appeler une mélancolie sociale. "

"Qu’est-ce que tu en as conclu, pourquoi se sont-ils suicidés ? 
J’avais vu pleurer des familles, des amis et des fiancées comme si ces morts dataient d’hier, je les avais vus me montrer l’endroit où leur fille s’était pendue, le placard où ils conservaient encore ses affaires, les lettres. Mais jamais je n’avais posé – ni ne m’étais posé – cette question. Car je savais qu’il n’y avait aucune réponse possible. La réponse était Las Heras, la vie de ces morts, les vies de leurs mères et de leurs pères, le vent, l’ennui, le silence, l’oubli, le pétrole, le chômage : la réponse était ce pays. "


LUCE GUILBAUD
Rouge incertain

Chacun renouvelle ainsi les mers mortes
évitant sous les pas le cri des salicornes
on suit des yeux le ciel mouillé qui passe
dans une tombe et un jour
on pourra réclamer le temps perdu
mais qui paiera la proie son pesant d'ombre?

août 2002


LUCE GUILBAUD
L'enfant sur la branche

L'enfant n'a rien dit
pas pleuré pas crié
a mis seulement ses yeux
dans nos yeux
a demandé d'un silence
qu'on le porte
qu'on marche ensemble

illustrations Fanny Millard
2008

GEORGES GUILLAIN
Compris dans le paysage

hautes herbes
dessous

il y aurait des jardins des fleurs des papillons des murs les gestes
d'autrefois le bleu des fours des torchons épaissis de pâte les noms
aussi des cent vingt neuf mille cinq cent quatre-vingt huit d'entre nous
les hommes brûlés vifs dans leurs rues leurs boutiques les cinémas
leurs chambres et les salles d'attente des cabinets de médecin
les ascenseurs les casernes

figures

où sècherait encore un fragment de la mer devenu sel sur les paupières
de vieux corps épluchés des gestes anciens maternels que rien n'habite
plus pas plus que le corps sans moteur des oiseaux leurs ailes

de goudron au pied des arbres

secs

on se dirait quand même qu'il fait doux qu'on cueillera les prunes
demain six août de bonne heure avant que les étourneaux les pillent

ALAIN GUIRAUDIE
Ici commence la nuit

"Ce matin, je me lève en forme, il fait beau, il fait chaud, même très tôt. Je peux pas m'empêcher de penser que je vais bientôt arriver à la fin de ma première semaine de congé, et j'ai pas fait grand-chose, mais tout de suite après, je me dis que c'est normal, c'est la première semaine, c'est fait pour rien faire du tout. Il m'en reste encore deux et celle-ci est pas encore finie, peut-être que lundi, je partirai. En fait, j'en sais rien, tout aussi bien je partirai pas de toutes mes vacances, j'aurai plein de gens à voir, à l'océan, à la Méditerranée, mais je sais bien qu'au bout de deux jours je m'ennuierai et je me sens si bien chez moi."

 

 

LEONID GUIRCHOVITCH

LEONID GUIRCHOVITCH
Apologie de la fuite

"— Oh ! notre Preis est un grand original, dit Nelly Naoumovna, lorsque ce fut le tour du cahier de Preis.
« Notre » et « grand » présageaient une bonne note, mais « original » gâchait tout. Les « originaux » se payaient des « trois » et des « quatre », seuls les « braves garçons » et les « gentilles filles » étaient dignes d'un cinq sur cinq. Les cancres s'entendaient dire leurs quatre vérités tout de suite. Leur nom, décliné d'une voix hérissée, était suivi de l'appréciation: « Fein, tu as deux. Kolomoïski Marina. Tu es une gentille fille, Marina... Passez-lui son cahier. »"


 

LEONID GUIRCHOVITCH
Têtes interverties

"« Tschü-uss », fit une Allemande en prenant congé d'une autre Allemande. On aurait dit le sifflement d'un train sur le point de partir.
D'ailleurs, elles se ressemblaient comme deux locomotives. Du moins, aux yeux d'un humain. Une espèce d'Allemande très répandue parmi les mères de mes élèves : la même tête soignée couleur de lin, la même fourrure parfumée, le même soleil hivernal sur des joues de quadragénaire. Quand on a envie de tout oublier, quand on n'en peut plus de n'être pas comme tout le monde, on se met à jalouser leurs maris."


LEONID GUIRCHOVITCH
Schubert à Kiev

Où commence Kiev? Commence-t-elle par le tintement ample et mesuré de ses cloches qui, du haut de la cathédrale de la Dormition, répandent sur la ville Que tu es grand, Seigneur ? Par la petite brise printanière qui propage des odeurs dont on est si friand à l'âge mûr, surtout en exil: Vous sentez? ça me rappelle les acacias de notre boulevard... Et ça... notre Château des fleurs, le salon de thé au croisement de la rue Levachovskaïa et du passage Chouvalovski.
Ou bien, Kiev commence-t-elle par des noms de lieux? Podol, la ville basse, la colline Saint-Vladimir, la ville haute... Troussons donc Kiev pour regarder ses dessous. Nous verrons que la vie dans les parties basses et la vie dans les hauteurs se déroulent chacune selon ses propres lois. Il faut être né à Kiev pour le comprendre. Non, il ne faut pas être né à Kiev pour le comprendre.

 

RENÉ GUITTON
Arthur et Paul, la déchirure

" On avait l’impression qu’ils voulaient donner à cette joute une forme de grand final et qu’ils cherchaient à mourir ensemble. Rimbaud est rentré chez nous surgissant de la foudre. Verlaine serait mort cent fois s’il n’avait été recueilli par mes amis brasseurs. Il gisait livide et glacé, la peau marbrée d’ecchymoses, le regard au vague, dans un chemin envahi de ronciers. Des liasses manuscrites débordaient de sa besace tels les restes d’un pauvre destin."

GUNNAR GUNNARSSON
Le berger de l'Avent

"Une chandelle brûlait pour eux, à l'intérieur de la ferme. Une flamme qui n'éclaire que pour elle, c'est comme un être humain abandonné au doute. Sitôt que quelqu'un approche, elle se transforme. Quand les trois hommes entrèrent, la flamme eût soudain une fonction, une mission à remplir."

LAURA GUSTAFSSON
Anomalia

"Une toison rougeâtre chauffe au soleil couchant. Un souffle de vent vient sécher une truffe humide. On nettoie sa fourrure, on attrape les puces entre ses dents La femelle alpha grimpe sur la termitière. De là, on y volt loin Les termites sont de petits êtres entreprenants, ils construisent leur demeure pour toucher les cieux. Quand donc les fourmis blanches se reposent-elles? Toujours quelque colonne est en mouvement, qui s'en va ou s'en vient. Un louveteau guette un bon bout de temps la file d'insectes avant de leur fondre dessus. Les troupes inventent vite une nouvelle stratégie."

 

PEDRO JUAN GUTIERREZ

PEDRO JUAN GUTIERREZ
Trilogie sale de La Havane

"Tôt ce matin, une carte postale rose dépassait de ma boîte aux lettres. Mark Pawson, de Londres, avait écrit : « 5 June 1993 some bastard stole the front wheel of my bicycle. » Une année était déjà passée mais l'incident le chagrinait encore. Je me suis rappelé la petite boîte de nuit près de chez Mark, où tous les soirs Rodolfo se dépouillait de ses vêtements dans une danse très lascive tandis que je produisais un étrange fond musical tropicalo-aléatoire à l'aide de bongos, de grelots, de cris gutturaux et de tout ce qui pouvait me passer par la tête. On s'amusait bien, on buvait de la bière à l'œil et ils nous payaient vingt-cinq livres par soirée. Si seulement ça avait pu durer. Mais Rodolfo était un Black très recherché, il est parti à Liverpool enseigner la danse moderne et moi je me suis retrouvé sans un rond, réfugié chez Mark jusqu'au moment où cela a fini par me lasser et où j'ai pris le chemin du retour.
Désormais, je m'entraînais à ne rien prendre au sérieux. "


PEDRO JUAN GUTIERREZ
L'insatiable homme-araignée

"Pendant l'hiver 1992, Silvia passe trois mois à New York et loge dans l'appartement d'une cousine sur la 94e Rue, juste à l'ouest de Central Park.
Une fin d'après-midi, dix minutes avant la tombée de la nuit, elle se hâte prudemment sur un chemin du parc. Elle se concentre sur ses pas à cause des rafales de vent. Elle risque de glisser sur le sol gelé.
Le lieu est totalement désert. Juste des arbres, des bancs et le vent froid. Un peu plus loin, des courts de tennis. Vides. Silvia a les mains dans les poches de son grand manteau noir. Elle tâte un paquet de cartons, avec la reproduction d'un de ses tableaux. Au dos est imprimée l'invitation pour le vernissage de sa première exposition personnelle à New York. Dans trois jours. Elle a réussi à décrocher une bonne galerie. Pas de première importance mais pas non plus de quatrième."



PEDRO JUAN GUTIERREZ
Le nid du serpent

"Je voulais être quelqu'un dans la vie. Pas la passer à vendre des glaces. Je me suis dit que la solution serait peut-être d'apprendre un métier. Quelque chose qui me serve à embobiner les gens. Et je me suis lu Comment briller en public et se faire des amis, de Dale Carnegie. C'est ça, la clé : entortiller les autres. Les séduire. Celui qui sait parler se retrouve toujours du bon côté du manche. C'est pour ça que les niais crèvent en trimant et ne connaissent jamais rien d'autre, alors que les beaux parleurs font carrière dans la politique et deviennent présidents."

A.B. GUTHRIE
Série "The Big Sky", tome II
: La route de l'ouest

"À cette époque il n’y avait pas de poste militaire, ni de squaws apprivoisées mendiant un bout de calicot, il n’y avait que des bisons, des castors et de hautes herbes dans la vallée du Laramie. Le vent y soufflait solitaire, portant à travers ce vide le souffle des pays lointains où aucun pied blanc n’avait jamais pénétré. Un homme pelotonné dans sa couverture en peau de buffle s’y sentait bien, seul et fort, et l’envie lui venait d’aller voir ces régions d’où descendait le vent. "

tome III : Dans un si beau pays

tome IV : L'irrésistible ascension de Lat Evans


 A.B. GUTHRIE
Série "The Big Sky", tome I: La Captive aux yeux clairs

"Les rives défilaient, au lever du soleil, à midi, au coucher du soleil, et la rivière allait de l’avant, flanquée du vert pâle des jeunes pousses. À la nuit tombante, des pélicans passaient dans un battement d’ailes, volant en triangle vers le nord. Des oies sauvages longeaient le bord dans la froideur du matin, suivies de tout petits oisons à la queue leu leu, traçant des V silencieux dans l’eau. Des engoulevents poussaient des cris. Un nid d’aigle perché au sommet d’un vieil arbre, des huttes de chasse indiennes, vides et à moitié écroulées. Et toujours la corde, les perches, les rames ou parfois la voile, encore et encore, sur une rivière sans fin, une rivière qui coulait sous eux et les entraînait vers Council Bluffs, la Yellowstone, les Blackfeet, les bisons, qui rattrapait le ciel au crépuscule et serpentait comme une plaque argentée. "

 

BRIGITTE GYR

BRIGITTE GYR
au décousu de l'aile

Par les détroits où verdissent les langues,
des treilles de silence, de mouettes mauves
et le grenat des baies que palpe l'ombre.
Parmi les rouilles, sème d'oubli le fer
cendré des larmes.

A l'ourlet de la mort, le décousu de l'aile.


BRIGITTE GYR
Avant je vous voyais en noir et blanc

Toi disparu
j'explore avidement
le bris irrégulier de notre lien
Un chant de mimosas
ombre la voie
qui nous enchaîne à hier
lacunaire


BRIGITTE GYR
Parler nu

"réveillé par une ombre
les jours de soleil

... l'insupporté
du bégaiement
les lettres de nos noms
aplaties de moiteur
au bout du chemin
l'inaccompli
ors écaillés
madones vieillissantes
l'Italie peinte en blanc
une mauvaise connexion

 


BRIGITTE GYR
Lettre à mon double au fonds du puits

Et je découvre que de l'attention errante que je
portais aux choses, vous étiez ma part mobile
et cependant immuable.

 


BRIGITTE GYR
La forteresse de cendres

"...parfois on voudrait jusqu'à l'obstination...

recomposer l'inexpugnable
forteresse du souvenir
en explorer
le corps de cendres
que blanchit
jusqu'à effacement
une lumière incertaine..."

 

Couverture: Encre d'Hervé Borrel